Décriminalisation de la polygamie en Utah et aux États-Unis?

Cette fin d’année est décidément riche en rebondissements sur – ou en lien avec – le mormonisme. Après le reniement total par l’Église mormone de la politique d’exclusion des Noirs de sa prêtrise, exclusion instaurée par Brigham Young, le Salt Lake Tribune, a annoncé le 13 décembre, au lendemain de la soutenance d’une thèse où j’ai aussi étudié la question, que la polygamie serait décriminalisée en Utah et donc tacitement aux États-Unis en général. Le journal de titrer: « Federal judge declares Utah polygamy law unconstitutional » (Un juge fédéral déclare la loi de l’Utah sur la polygamie inconstitutionnelle). Jonathan Turley, l’avocat qui a défendu l’affaire à l’origine de l’arrêt, a publié le même jour une note sur son blog qu’il intitule « Federal Court Strikes Down Criminalization of Polygamy In Utah » (Une cour fédérale d’inconstitutionnalité la criminalisation de la polygamie).

Affiche sister wivesLe juge fédéral en question s’appelle Clark Waddoups, de la juridiction fédérale pour l’Utah, et l’affaire gardera le nom de Brown v. Buhman (2013). Je ne vais volontairement pas m’attarder sur l’origine de l’affaire. Il faut juste noter que les plaignants sont Kody Brown et ses quatre femmes (Meri Brown, Janelle Brown, Christine Brown et Robyn Sullivan), tous les cinq acteurs principaux du feuilleton de téléréalité « Sister Wives » (cf. affiche ci-contre) et la défense est l’État d’Utah, représenté par Buhman.

Turley écrit notamment dans sa note: « With this decision, families like the Browns can now be both plural and legal in the state of Utah » (Grâce à cet arrêt, les familles comme les Brown peuvent maintenant être plurielles et légales dans l’État d’Utah). A entendre la presse et ce que Turley proclame, Brigham Young, Parley P. Pratt, Wilford Woodruff et autres défenseurs de cette pratique doivent sauter de joie là où ils se trouvent! Mais les Juges qui ont rendu l’arrêt Reynolds v. United States (1879) doivent se retourner dans leurs tombes!

On lit effectivement dans l’introduction des 91 pages de l’arrêt:
« […] la cour trouve les dispositions (Statutes) inconstitutionnelles sur la forme (facially) et déclare par conséquent l’expression ‘ou qui cohabite avec une autre personne’ [des dispositions] en violation de la clause du libre exercice [de la religion] du Premier amendement de la Constitution des États-Unis et sans fondement rationnel au regard (under) de la clause du « procès équitable » du Quatorzième amendement, cela aussi bien à l’aune de précédents en vigueurs (established precedents) de la Cour Suprême » (p. 2, je traduis à chaud).

Waddoups reconnait qu’il aurait très bien pu s’abriter (defaulting) derrière l’arrêt Reynolds (p. 10), qui dit pour rappel, que la croyance est un droit inaliénable mais que sa pratique tombe sous le coup de la loi. Mais il ne l’a pas fait, estimant qu’il y a eu depuis des avancées significatives dans le domaines des droits civiques, notamment en ce qui a trait à la vie privée. Et c’est sur ce terrain et sur le droit à croyance, principalement, qu’il fonde l’inconstitutionnalité, partielle, je précise, de la loi anti-polygamie de l’Utah. En fait, il remet profondément en cause la jurisprudence Reynolds en rappelant le contexte dans lequel il a été pris, à savoir une volonté à l’époque de marginaliser les mormons et de les rendre étrangers à l’Amérique: il parle à juste titre de: « […] an orientalist mindset among ruling elites during the time period when Reynolds was decided ». Il détricote et rend caduque la jurisprudence Reynolds, écrivant: « Reynolds is not, or should no longer be considered, good law » (p.22), « no longer good law » est l’expression juridique consacrée pour dire qu’une loi est dépassée.

Si je procède comme Jonathan Turley et la presse, je ne devrais retenir que l’introduction et la conclusion de l’arrêt où le juge répète: « The court finds the cohabitation prong of the Statute unconstitutional on numerous grounds and strikes it » (La cour trouve le passage des provisions sur la cohabitation inconstitutionnelle en plusieurs points et l’abroge – p. 90). Sauf que, si j’ai bien lu, je comprends que le juge ne donne pas un blanc-seing aux polygames et ne légalise en aucun cas la polygamie dans le sens juridique du terme. Le juge précise dans la phrase immédiatement après:
« […] the court adopts the interpretation of “marry” and “purports to marry,” thus allowing the Statute to remain in force as prohibiting bigamy in the literal sense—the fraudulent or otherwise impermissible possession of two purportedly valid marriage licenses for the purpose of entering into more than one purportedly legal marriage ».

Pour résumer, la cour adopte une définition stricte des termes « épouser » et « prétendre épouser » et permet le maintien en vigueur de la disposition interdisant la bigamie, terme juridique pour polygamie, à savoir « la possession frauduleuse ou autrement inadmissible de deux actes de mariage supposément valides » dans le but de fonder une union polygame.

Ce que dit en substance le juge c’est que l’État, qui continue de ne reconnaître qu’un seul mariage acté/légal, n’a pas son mot à dire si un foyer est constitué de plusieurs femmes mariées religieusement avec un seul homme. Seul le premier mariage déclaré est valide. Après, c’est le problème des individus s’ils sont consentants et vivent nombreux dans une relation maritale dans le même foyer. C’est exactement ce qu’avait plaidé ’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, plus connue sous le nom de « Église mormone », au XIXe siècle avant d’abandonner définitivement la polygamie en 1904!

L’avocat des Brown oublie volontairement cette clause de l’arrêt et la presse a suivi. Mais il faut le dire, même si les lois ont évolué, il faut se garder d’aller trop vite en besogne. L’arrêt Brown ouvre une brèche importante, d’autant plus importante qu’il s’attaque à une jurisprudence qui dépasse de loin les mormons polygames – je rappelle qu’ils sont une minorité au sein du mormonisme et n’appartiennent pas à l' »Église mormone » – et remet en cause le droit de l’État (dans le sens large du terme) de réguler certains comportements à partir du moment où ceux-ci se déversent dans la société. Les enjeux sont donc énormes. Quid de la clause de la Constitution de l’Utah (et de bien d’autres) qui dit que « la polygamie sera à jamais interdite »?

Rien n’est joué. Il faut se rappeler que la juridiction qui vient de rendre cet arrêt est une juridiction inférieure et que l’arrêt n’est pas définitif. L’État d’Utah, la défense dans l’affaire, a annoncé son intention de faire appel de cette décision et de toutes celles qui tenterait de légaliser la polygamie. On peut aussi imaginer que les défenseurs des « valeurs » ne seront pas en reste. Je ne serais pas surpris non plus que l’administration fédérale s’invite dans cette affaire qui, je le répète, s’attaque en définitive à la prérogative de l’État de réguler la société. Je rappelle pour finir un argument central dans Reynolds: aucun État ne peut exister si on devait autoriser chacun à s’ériger en son propre législateur, quel que soit la justice de sa cause. En déclarant la loi Reynolds caduque, Waddoups ne vient-il pas tacitement de rejeter cette prérogative régalienne?

[MAJ 20/12/2013] Affaire à suivre.